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Attaque de Saint-Etienne-du-Rouvray : Résister à la stratégie de la haine

Par leur profanation, les assassins cherchaient la colère et les représailles, ils espéraient la vengeance aveugle qui placerait le pays sous l’empire de leur haine. Jusqu’à présent, les Français ont résisté à toute tentation de riposte violente.

Publié le 27 juillet 2016 à 06h39, modifié le 26 juillet 2022 à 08h23 Temps de Lecture 5 min.

Editorial. La France le sait depuis de longs mois, hélas, depuis janvier 2015 et même avant : elle est la cible d’une campagne terroriste menée sans répit sur son territoire par la mouvance islamiste. Nice est encore en deuil et, cette fois, c’est une église catholique de la banlieue de Rouen, Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime), qui, mardi 26 juillet, a été prise pour cible. On connaît les faits. Ils ont été commis à l’heure d’une messe matinale, par deux agresseurs qui ont tué un prêtre de 86 ans, égorgé à l’arme blanche, et blessé d’autres fidèles, dont un grièvement, avant d’être tués par la police.

Les actes sont infâmes, la stratégie est limpide. En pénétrant dans ce lieu de culte, les assassins ne visaient pas seulement un homme, le Père Jacques Hamel, un sanctuaire et une communauté, les catholiques de France. Par leur profanation, ils cherchaient la colère et les représailles, ils espéraient la vengeance aveugle qui placerait le pays tout entier sous l’empire de la haine. Faute de l’avoir obtenue jusqu’à présent – des tueries de janvier 2015 au massacre de Nice, les Français ont résisté à toute tentation de riposte violente –, ils entendaient brouiller, par cette nouvelle barbarie, notre sens commun. Effacer, dans ces moments de profonde tourmente, quelques vérités simples qu’il faut encore répéter, parce qu’elles doivent continuer à guider notre comportement.

La première tient à l’origine de cette vague de terreur. Peu importe le profil individuel des terroristes, de ceux qui tuent à l’explosif, à la grenade, au fusil d’assaut, au volant d’un camion ou à coups de couteau. Le « donneur d’ordre », pour reprendre une expression de l’orientaliste Jean-Pierre Filiu, est toujours le même : l’organisation dite Etat islamique (EI), métastase d’Al-Qaida. Peu importe que le crime soit perpétré, parfois, par un « loup solitaire », agissant par mimétisme, le cerveau lessivé à la propagande djihadiste, ou qu’il soit commis par l’agent d’un réseau organisé, ayant ou non des ramifications au Moyen-Orient. Le résultat est le même : c’est bel et bien l’islamisme militant, version sectaire et dégénérée de l’islam, qui est l’acteur de cette barbarie.

Appel à la guerre civile en France

Ce sont des assassinats commis à dessein. Les cibles sont bien celles désignées par une propagande signée EI appelant ses adhérents, qui n’ont pas besoin d’être encartés, à tuer le plus possible d’Occidentaux, « d’infidèles, de croisés’’ [comprendre : de chrétiens], de juifs », en Europe ou aux Etats-Unis, et avec les moyens dont ils disposent.

Ces crimes en série obéissent mot pour mot à un scénario écrit à l’avance par les chefs de la mouvance djihadiste. Ce ne sont pas des épiphénomènes. Nous ne sommes pas visés au hasard, mais pour ce que nous sommes.

En l’espèce, pourquoi nous ? Là encore, la réponse figure dans la propagande djihadiste. C’est la deuxième vérité qu’il faut garder en tête. La France est attaquée parce qu’elle comprend l’une des plus importantes communautés musulmanes d’Europe. L’objectif des djihadistes est de provoquer des actions de représailles sauvages qui installeront chez nous une manière de guerre civile religieuse. Il faut lire ce qu’écrivent les théoriciens de cette stratégie de la haine, prendre ces écrits au pied de la lettre. Leur discours ne relève pas de la rhétorique.

Ils appellent à cette guerre civile en France, pour faire croire que l’Occident est en guerre contre l’islam. Ils espèrent en finir avec cette anomalie, cette « zone grise », selon leur expression, ce pays où des religions coexistent pacifiquement dans le cadre ancien, et tolérant, que nous appelons laïcité. Ils veulent susciter ce passage à l’acte de la vengeance « communautaire ». Ne pas y céder, jamais, est le premier acte de résistance d’une société telle que la nôtre – c’est aussi son honneur – et une première défaite infligée à l’ennemi.

Des limites à l’exercice critique

D’autres pays ont essuyé durablement des attaques terroristes, avant de réussir à y mettre un terme. Dans les démocraties, le débat porte tout naturellement sur les moyens de la lutte antiterroriste. Après tout, la première des missions que nous déléguons à l’Etat est de nous protéger. L’évaluation constante et critique des politiques de sécurité suivies est un impératif démocratique. L’exécutif et les institutions doivent pouvoir reconnaître que, dans cette lutte sans merci contre le terrorisme, des erreurs peuvent être commises, des dispositifs doivent être améliorés.

Mais il doit y avoir des limites à l’exercice critique mené par les partis d’opposition. Ceux-ci ne peuvent pas laisser entendre n’importe quoi et, notamment, qu’en prenant telle ou telle mesure miracle une autre majorité politique arrêterait net la guerre que nous mènent les djihadistes. Cela relèverait du mensonge et de l’exploitation électorale d’une situation tragique. Laisser croire que nous nous sauverons en changeant en profondeur ce que nous sommes reviendrait à nous perdre plus sûrement. Défendre les valeurs de notre démocratie implique de ne renoncer à aucune, même transitoirement.

Dernière observation qu’il est indispensable d’avoir à l’esprit dans le combat géopolitique en cours : ne jamais oublier que les djihadistes tuent beaucoup plus de musulmans que de non-musulmans. De Kaboul, cette semaine, à Istanbul au début du mois, en passant par une succession d’attentats à Bagdad en juin et en juillet, des centaines de civils – hommes, femmes, enfants – sont morts ou ont été mutilés à vie sur ordre du totalitarisme islamiste. Ce rappel ne relève pas du « politiquement correct ». Il permet de comprendre la complexité de la bataille contre l’EI.

Elle se joue sur notre sol, bien sûr, mais plus encore en Irak et en Syrie. Là, la lutte antidjihadiste s’inscrit dans la guerre de religion qui ravage l’islam et qui se nourrit de l’effondrement de deux Etats, à Damas et à Bagdad. La victoire contre l’EI passe, certes, par la reprise des villes dont il a fait ses « capitales », Mossoul en Irak et Rakka en Syrie. Mais le phénomène djihadiste – et la séduction qu’il exerce ici et là – ne s’éteindra pas tant que ces deux Etats ne se recomposeront pas dans le respect de la diversité ethnique et religieuse de leurs populations.

Eviter la glorification posthume

Chez nous, cette bataille ne peut être considérée comme la seule affaire des forces armées ou de maintien de l’ordre, des services de renseignement et du personnel politique. Elle concerne toutes les composantes de la société et, au premier chef, celles qui constituent notre paysage médiatique remodelé par la révolution numérique. Sans une prise de conscience des entreprises contrôlant les réseaux sociaux, nouveaux médias de masse, il sera de plus en plus malaisé de résister aux effets de la stratégie de haine. Ses meilleurs alliés – rumeurs et complotisme – y sont en effet aujourd’hui placés sur le même plan que des informations fiables et vérifiées.

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Les sites et journaux qui produisent ces informations ne peuvent non plus s’exonérer d’un certain nombre d’introspections. Depuis l’apparition du terrorisme de l’EI, Le Monde a plusieurs fois fait évoluer ses usages. Nous avons notamment décidé de ne plus publier d’images extraites des documents de propagande ou de revendication de l’EI. A la suite de l’attentat de Nice, nous ne publierons plus de photographies des auteurs de tueries, pour éviter d’éventuels effets de glorification posthume. D’autres débats sur nos pratiques sont en cours.

Ces réflexions, ces débats, ces adaptations aux pratiques d’un ennemi qui retourne contre nous tous les usages, tous les outils de notre modernité, sont indispensables si nous voulons briser la stratégie de la haine, si nous voulons vaincre sans nous renier. Nous les devons à toutes les victimes de l’organisation criminelle dite Etat islamique. Depuis ce mardi 26 juillet, nous les devons à la mémoire du Père Jacques Hamel, assassiné en son église.

[Rectificatif, vendredi 5 août : la France n’a pas été frappée par l’organisation Etat islamique (EI) avant d’avoir rejoint la coalition qui la combat en Irak et en Syrie, en dépit de ce ­qu’indiquait une première version de l’éditorial publiée le 27 juillet. Paris a rejoint la coalition internationale en septembre 2014 ; le premier attentat commis par l’EI, contre Charlie Hebdo, est intervenu le 7 janvier 2015.]

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