Démocratie

«Tout référendum n’est pas manipulatoire»

Pour le politologue Yves Sintomer, il faut replacer toute consultation électorale dans son contexte politique ou institutionnel.
par Florence La Bruyère, Budapest correspondance, Isabelle Hanne, Aude Massiot et Estelle Pattée
publié le 3 octobre 2016 à 20h31

Les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Thaïlande, la Hongrie, la Colombie et bientôt l'Italie : l'année 2016 est ponctuée de référendums, de portées et de natures très différentes. Les résultats de ceux de dimanche, sur les demandeurs d'asile en Hongrie (invalidé mais massivement en faveur de la politique de rejet du Premier ministre) et sur l'accord de paix avec les Farc en Colombie (quorum atteint mais rejeté par une faible majorité), interrogent (lire plus bas). Faut-il se débarrasser de cet instrument de démocratie directe ? Non, répond Yves Sintomer, professeur en science politique à l'université Paris-VIII et auteur de nombreux ouvrages sur la démocratie participative.

Y a-t-il plus de référendums aujourd’hui qu’avant ?

Oui, clairement, il y a une montée globale du nombre de référendums. Mais il faut les différencier. Il y a ceux où, comme en Colombie, une question est posée par le haut, à laquelle les citoyens répondent, et qui donne lieu à une décision. Il y a les référendums révocatoires, un processus qui vient du bas, et qui est en discussion en ce moment au Venezuela pour Maduro, pour démettre un élu au cours de son mandat. Et ceux qu’on appelle en France les référendums d’initiative populaire, ou en Suisse des initiatives populaires, où à partir d’un certain nombre de signatures une question est soumise au vote des citoyens. Qu’on prenne les trois ensemble ou séparément, on assiste à une croissance du nombre de référendums.

Comment l’expliquer ?

Dans les vagues de démocratisation à travers le monde, les nouveaux pays démocratiques ont souvent adopté des mécanismes de démocratie directe, en plus des mécanismes de démocratie représentative. Et dans les pays qui la connaissaient déjà, il y a eu une demande de plus de participation, comme en Allemagne après la chute du Mur.

Y a-t-il une corrélation entre montée des populismes et augmentation des référendums ?

Je ne pense pas. Déjà, je me méfie beaucoup de l’appellation populiste, qui est employée de façon beaucoup trop large pour caractériser de façon pertinente des mouvements que, par ailleurs, rien ou presque ne rassemble. Toute politique fait appel aux émotions. Et prenez la Suisse : vous avez un régime qui n’est pas populiste en soi - il peut y avoir des leaders populistes, mais ce n’est pas ça qui en fait un régime populiste - alors que la moitié des référendums dans le monde, jusqu’à il y a quelques années, avaient été faits en Suisse.

Mais le «peuple» ne vote-t-il pas sous le coup de l’émotion ?

Bien sûr, le peuple peut voter de façon émotionnelle. Le peuple peut se tromper. Mais il en va de même des élites politiques. On n’a pas d’un côté des élites qui auraient la rationalité et de l’autre des peuples irrationnels. Dans l’histoire, les élites politiques ont entraîné des pays dans des aventures extrêmement irrationnelles. Prenez Hitler. Prenez Blair et Bush sur la seconde guerre du Golfe. Oui, le peuple peut se tromper. Mais les élites aussi.

Le référendum reste-t-il un bon outil de démocratie directe ?

Oui. Mais s’il vient tout seul, s’il n’est pas accompagné d’une transformation plus globale du système politique, alors le risque que le référendum soit mal utilisé est plus grand. En Colombie, la participation a été très basse, mais c’est le taux habituel des scrutins dans le pays. Quand on a une démocratie qui, sous tous ses aspects, fonctionne mal, on peut difficilement penser qu’un seul instrument institutionnel, même légitime, va pouvoir tout transformer. Un des courants d’innovation aujourd’hui, sur la côte Ouest des Etats-Unis, est l’utilisation des jurys citoyens tirés au sort qui discutent des questions soumises à référendum dans des bonnes conditions et dont les conclusions sont envoyées aux citoyens avant qu’ils votent. Il y a des réflexions pour améliorer cet outil-là.

C’est donc un outil qui nécessite un accompagnement ?

Comme tous les outils. Des élections dans un système de partis gangsters qui n’ont comme préoccupation que de piller l’Etat s’ils sont élus ne vont pas résoudre les problèmes du pays. Prenez le système proportionnel : en Espagne, les partis sont incapables de s’entendre pour former un gouvernement. En Allemagne, ils y parviennent. Les mécanismes institutionnels n’ont pas en soi de valeur intrinsèque. Il faut les replacer dans un contexte. En Hongrie, on a un tournant autoritaire qui s’est fait par les élections et une société qui est en crise profonde. Le référendum ne va pas bouleverser les choses. Au contraire, il va s’inscrire dans cette tendance plus globale.

Mais l’instrument «référendum» peut être dévoyé…

Oui, il y a plusieurs manières de manipuler le référendum. Par la question, par le bassin de population qui vote, par le calendrier du référendum - poser la question à tel moment plutôt qu’à un autre joue forcément. De façon globale, quand l’initiative vient d’en haut, les possibilités de manipulation sont plus grandes, parce qu’il y a un acteur au pouvoir en mesure de décider cela. Ça ne veut pas dire que tout référendum est manipulatoire. Celui en Colombie ne l’était pas. On peut penser que celui d’Orbán l’était.

Pays-Bas, Royaume-Uni, Hongrie… Référendums et Union européenne ne font pas bon ménage. N’y a-t-il pas incompatibilité entre référendums et questions supranationales ?

C’est encore une fois comme pour les élections. Le référendum, comme ces dernières, s’applique à l’échelle locale, nationale. Mais pas à l’échelle transnationale, où réside l’essentiel des problèmes. C’est un outil en décalage, qui n’est que partiellement adapté pour les prises de décision.

N’est-il pas, comme en Colombie, déraisonnable de vouloir faire un référendum sur des blessures encore ouvertes ?

Est-ce le contexte particulier ou l’instrument en général qui pose problème ? Quand Orbán fait un référendum, on dit que c’est un outil dangereux. Quand Orbán a été élu, avec le même raisonnement, on pourrait dire que les élections sont un outil dangereux : vous voyez bien qu’elles conduisent un homme autoritaire à la tête de l’Etat, avec une transformation du régime politique. Comme en Turquie, avec la réélection d’Erdogan. Faudrait-il alors supprimer les élections ? On oublie tous les autres cas où les référendums se font, bon an mal an, sans que ça ne pousse à des catastrophes. Il faut avoir un raisonnement plus complexe.

En Colombie, vous avez 60 % d’abstention, 40 % de personnes qui participent. C’est vrai pour le référendum et pour les élections. Ceux qui participent, c’est bien davantage la classe moyenne, plus installée, urbaine, et de l’autre côté une partie des couches plus populaires, qui sont prises dans des réseaux clientélistes. C’est structurel de la politique colombienne. Là, le référendum s’est heurté à la question de l’émotion dont vous parlez, mais s’est aussi heurté à la mobilisation très forte, menée par l’ancien président de la république Alvaro Uribe, des élites traditionnelles du pays qui s’étaient opposées à un processus de paix pendant très longtemps, pour préserver leurs intérêts socio-économiques. Qu’est-ce qui n’a pas marché : le référendum ? Ou un système politique dans lequel 60 % de la population ne vote pas et où ceux qui votent représentent soit des privilégiés, soit des couches populaires très largement contrôlées par des réseaux clientélistes ? Poser la question, c’est y répondre.

Remettre en question l’outil «référendum» reviendrait à remettre en question les élections…

Oui et tous les outils démocratiques en général. Comparons : en Suisse, on vote trois fois par an et à chaque fois sur cinq ou dix questions. Ça fait trente thèmes par an où le citoyen suisse est invité à se prononcer avec valeur décisionnelle. C’est énorme. La Suisse a-t-elle une politique plus irrationnelle que la France ? Je ne pense pas, si on en juge par ses succès économiques.

Il ne faut donc pas, comme le suggèrent certains, arrêter d’organiser des référendums ?

Ce serait comme dire : «Il faut casser le thermomètre.» On peut le faire, mais est-ce que ça va empêcher la montée des courants xénophobes ou autoritaires ? Au contraire, les référendums montrent qu’il y a de la fièvre et qu’il faut changer de médicaments.

Sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne : David Cameron perd son pari 

«Un séisme.» Voilà comment la presse britannique qualifiait, le 24 juin, la victoire à 52 % du «leave» lors du référendum sur la sortie ou non de l'Union européenne, avec une participation exceptionnelle de 72 %. Partisan du «remain», le Premier ministre, David Cameron, démissionne. Celui qui avait promis dès 2013 un référendum en cas de victoire de son parti aux législatives de 2015, a perdu son pari. L'accord arraché à Bruxelles début 2016, qui donnait au Royaume-Uni un statut spécial dans l'UE, ne convainc pas. En organisant ce scrutin, Cameron espérait mettre fin aux divisions de son parti sur l'UE et stopper la vague eurosceptique, portée par l'Ukip. C'est tout le contraire qui se produit. Le Royaume-Uni avance désormais divisé : l'Angleterre et le Pays de Galles ont voté pour une sortie, tandis que l'Ecosse et l'Irlande du Nord ont voté contre. La Première ministre écossaise agite la menace d'un référendum sur l'indépendance. Dimanche, la nouvelle locataire du 10, Downing Street, Theresa May, a annoncé vouloir s'orienter vers un «hard Brexit», rompant tous les liens existants avec l'UE : «Nous ferons ce que font les pays indépendants et souverains», a-t-elle promis.

Sur les réfugiés Hongrie : Orbán fait fi du semi-échec

«Le référendum est un échec pour Viktor Orbán. Mais nous avons une mauvaise nouvelle : ça ne va rien changer, le pouvoir continuera à nous faire entendre les mêmes rengaines», ironise l'hebdo indépendant HVG. Si le référendum de dimanche contre le plan de l'Union européenne sur l'accueil des réfugiés a été invalidé faute de participation suffisante (elle s'élèverait à 45 %, le quorum légal étant à 50 %), le Premier ministre hongrois s'est félicité de «l'excellent résultat» du scrutin : 98,32 % de non, un plébiscite de sa politique migratoire. Il a aussitôt annoncé «un changement constitutionnel pour refléter la volonté du peuple». Cette modification pourrait graver dans le marbre la suprématie du Parlement hongrois sur Bruxelles en matière de migration et de gestion des réfugiés. Et entrer en contradiction avec les traités communautaires. Une réforme constitutionnelle qui «nous donnerait une arme puissante face à Bruxelles», affirme le Premier ministre. Certes, Orbán a échoué à atteindre l'objectif d'un référendum valide, mais «il a su attirer les non de 3 200 000 votants, venus essentiellement du Fidesz [son parti, ndlr] et de l'extrême droite», souligne Csaba Toth, du think tank libéral Republikon. S'il continue à mobiliser ces 3 millions d'électeurs autour de la question des réfugiés, «il remportera les élections de 2018. L'un des moyens de nourrir ce thème est de provoquer un conflit avec Bruxelles».

Sur l’accord de paix Colombie : Non au compromis 

Sous l'impulsion du président Juan Manuel Santos, dimanche, 13 millions parmi les 35 millions d'électeurs colombiens se sont déplacés dans les bureaux de vote pour répondre à la question : «Soutenez-vous l'accord final d'achèvement du conflit et de construction d'une paix stable et durable ?» L'accord a été conclu à Cuba le 24 août, après quatre ans de pourparlers entre le gouvernement et la guérilla des Farc, mettant fin à cinquante-deux ans de conflit lors desquels plus de 260 000 personnes sont mortes et 45 000 ont disparu. Avec une courte majorité (50,2 % contre 49,7 %) le non a triomphé, laissant le pays sous le choc. La plupart des sondages donnaient le oui en tête (55 % à 66 %). «Est-ce que cela signifie que les Colombiens sont pour la guerre ? Je ne le pense pas, tranche Olga L. Gonzalez, chercheuse en sociologie à l'université Paris-Diderot et spécialiste de la Colombie. Ceux qui ont voté non ont exprimé leur opposition à l'accord tel qu'il a été conclu avec les Farc. Ils ne veulent pas de la réincorporation du groupe comme parti politique.» Le Président a rapidement affirmé que les accords de paix n'étaient pas remis en question et a ouvert des négociations avec l'opposition tenue par l'ex-président Alvaro Uribe. Le pays est divisé entre les régions les plus touchées par la guerre qui ont voté massivement oui, et les grandes villes comme Medellín qui ont choisi le non. Seulement 37 % des électeurs sont allés voter. «La Colombie est un pays historiquement abstentionniste, rappelle Olga L. Gonzalez. C'est une jeune démocratie qui doit évoluer pour que les Colombiens s'en approprient les outils.»

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