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Libre-échange et UE : les rejets vont de pair

par Jean Quatremer
publié le 14 octobre 2016 à 20h01

Les 4,5 millions de francophones belges vont-ils faire capoter le Ceta, l’accord de libre-échange conclu entre l’Union européenne et le Canada ? Le Parlement de la Wallonie a posé, vendredi, son veto à sa signature par le gouvernement belge. Mercredi, un autre Parlement (il y en a sept), celui de la Communauté française de Belgique, a fait de même et le Parlement de la région bruxelloise devrait suivre. Ce triple veto compromet l’adoption du traité, prévue mardi, par l’Europe, puisqu’elle doit se faire à l’unanimité, et rend sans objet le sommet UE-Canada des 27 et 28 octobre au cours duquel il devait être paraphé par Justin Trudeau, le Premier ministre canadien, et Jean-Claude Juncker, le président de la Commission. Certes, les dimensions de politique intérieure ne doivent pas être sous-estimées dans cette bronca parlementaire qui, comme toujours en Belgique, n’a rien d’irréversible : Bruxelles, la Wallonie et la Communauté française sont largement dominées par le PS, les centristes du CDH et les écologistes, alors que le gouvernement fédéral est le plus à droite qu’ait connu le petit royaume. Mais la réduire à cette dimension serait un peu court.

Il est difficile de nier qu’il y a un épuisement des opinions publiques européennes face à une mondialisation qui n’est pas heureuse pour tout le monde. On peut s’en désoler, mais c’est une réalité dont les gouvernements et l’Union européenne doivent tenir compte, sauf à nourrir le nationalisme et le rejet de l’autre. Cette montée brutale du protectionnisme, curieusement, touche surtout les pays dont les élites ont été les plus ferventes libre-échangistes : au Royaume-Uni, le vote en faveur du Brexit s’explique largement par la révolte des oubliés de la mondialisation. De même, aux Pays-Bas, Etat commerçant s’il en est, les citoyens ont rejeté au printemps l’accord d’association UE-Ukraine, qui est d’abord un accord de libre-échange. Ce phénomène touche aussi les pays riches et en plein-emploi, comme l’Allemagne, où l’opposition au Ceta ou au Tafta, projet de traité avec les Etats-Unis, est bien plus forte qu’en France, qu’en Italie, en Espagne ou au Portugal.

Ce décrochage des opinions publiques, qui se manifeste aussi aux Etats-Unis, comme le montre le phénomène Trump, est simple à expliquer : les pertes d’emplois liées à l’ouverture des frontières sont immédiates et touchent d’abord les plus fragiles, alors que les gains sont différés dans le temps et bénéficient aux plus diplômés et aux plus riches. On a beaucoup promis, en particulier de l’emploi et de l’enrichissement pour tous (le Tafta, c’est 900 euros de plus par ménage, a longtemps affirmé la Commission), et peu tenu. Enfin, les accords de nouvelle génération, qui harmonisent les normes, sont perçus comme un affaiblissement de l’autorité de l’Etat, et donc des citoyens, au profit du big business. On peut certes faire remarquer que la mondialisation a largement profité au reste de la planète. Mais les citoyens européens ne votent pas en Inde ou au Brésil, mais ici et maintenant, et l’égoïsme est la valeur du monde la mieux partagé. L’Union, ontologiquement persuadée des vertus du libre-échange, tout comme les gouvernements dont elle n’est que le reflet, doit prendre garde : le rejet de la mondialisation va de pair avec le rejet de l’Europe, perçue comme son cheval de Troie. La course en avant vers le libre-échange se terminera dans le mur du nationalisme.

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