Décryptage

Pactiser avec Rajoy, quel risque pour les socialistes espagnols ?

Le Parti socialiste ouvrier espagnol a mis fin au blocage politique en permettant au conservateur Rajoy de redevenir chef de l'exécutif dans la semaine qui vient. Au risque de voir Podemos incarner la «vraie gauche».
par François Musseau, Correspondant à Madrid
publié le 23 octobre 2016 à 19h41

Par 139 oui contre 96 non, le comité fédéral du Parti socialiste ouvrier espagnol, le PSOE, a donné ce dimanche son feu vert à une «abstention» à une prochaine investiture du conservateur Mariano Rajoy. Concrètement, cela veut dire que, après trois cents jours sans gouvernement, le leader de la droite pourra être nommé chef de l’exécutif dans la semaine qui vient. Ce déblocage met fin à une impasse qui accapare depuis neuf mois l’actualité nationale, et dont l’issue bouleverse en profondeur le paysage politique.

Pourquoi les socialistes ont-ils refusé tout compromis pendant neuf mois ?

Depuis les législatives de décembre, l'Espagne est politiquement cadenassée. Chose qui n'était jamais survenue en quatre décennies de démocratie, marquées le bipartisme du Parti populaire (PP, droite) et le PSOE. L'arrivée de deux nouvelles formations issues de la contestation citoyenne (Podemos, gauche radicale, et Ciudadanos, centrisme libéral) a modifié la répartition des suffrages et oblige les leaders à sceller des alliances entre eux. Au terme des législatives de décembre, puis de celles de juin, les conservateurs l'ont emporté d'une courte tête. Pour gouverner, ils ont ainsi impérativement besoin d'un soutien (d'une abstention au minimum) des socialistes – la deuxième force parlementaire. Or, pendant des mois, le leader du PSOE, Pedro Sánchez, a opposé un non définitif, au motif suivant : le Parti populaire étant «celui de la corruption, des coupes budgétaires et de l'austérité», il est hors de question de lui accorder le moindre appui puisque, pour citer Sánchez, «cela reviendrait à vendre son âme au diable et à trahir les militants socialistes». Depuis lors, une guerre interne d'une violence sans précédent en un siècle d'existence du PSOE oppose les partisans d'une «grande coalition à l'allemande» – afin de permettre au pays de disposer d'un exécutif malgré leur détestation de Mariano Rajoy – et les défenseurs d'une ligne dure anti-PP.

Pourquoi, finalement, l’abstention l’a emporté ?

Dans le cadre de cette lutte sans merci entre les socialistes «pragmatiques» (permettre un gouvernement conservateur) et les «idéologiques» (une telle alliance trahirait les idéaux du parti), ces derniers ont perdu. Fin septembre, après une réunion au sommet, l'«idéologique» Sánchez, clair représentant de la gauche du parti, a été désavoué par une majorité emmenée par les barons régionaux les plus influents, au premier chef sa grande rivale, l'Andalouse Susana Díaz. Depuis, la formation a été reprise en main par une sorte de «régence» qui se maintiendra jusqu'à la tenue d'un futur congrès extraordinaire. Mais, d'ici là, il fallait trancher et en finir avec un dilemme qui taraude l'appareil et les militants socialistes : s'opposer avec fermeté à tout rapprochement avec les conservateurs honnis, mais alors forcer un troisième scrutin législatif, en décembre, dont l'issue – d'après tous les sondages – serait défavorable aux socialistes ? Ou bien s'abstenir lors de l'investiture de Rajoy, donc favoriser son maintien au pouvoir pour quatre ans supplémentaires (le PP est aux manettes depuis fin 2011), et ainsi apparaître comme le principal complice d'une «politique néfaste, contre les libertés citoyennes, néolibérale, et qui justifie la corruption comme mode de gestion» ? – pour reprendre les termes de César Luena, l'ex-secrétaire à l'organisation du PSOE. C'est donc cette deuxième option qui l'a emporté. Elle n'est pas sans risque.

En quoi cette décision historique modifie-t-elle la donne ?

La direction provisoire du PSOE a certes assuré ce dimanche que leur «abstention» ne serait en aucun cas «un chèque en blanc» pour un Rajoy obligé de gouverner en minorité, et que leur «travail d'opposition sera ferme et sans concession face à la droite». Il n'empêche, la réponse positive apportée à ce choix cornélien va donner lieu à la première entente entre des formations de gauche et de droite. Et ce dans un pays encore travaillé par un «esprit de barricade» hérité de la guerre civile (1936-1939). La majorité des 194 000 militants socialistes (dont se réclame Pedro Sánchez, éjecté début octobre de son poste) reste fermement opposée à une droite qu'elle associe toujours au franquisme. Désormais, le PSOE traînera la réputation d'avoir «pactisé avec l'ennemi», pour reprendre l'expression d'un chroniqueur de la radio Ser. Ce virage historique, qui se produit dans le contexte de la déconfiture d'une formation qui a obtenu ses pires résultats – avec 85 députés – en juin, fait en tout cas les affaires des nouveaux venus de Podemos. Ce dimanche, le leader des «Indignés», Pablo Iglesias, s'est frotté les mains : «Dorénavant, il n'y a plus qu'une seule vraie opposition au diktat des pouvoirs financiers et de l'establishment. Et cette opposition, c'est nous.»

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