France

Que va devenir le Front national?

Marine Le Pen battue à l'élection présidentielle, Marion Maréchal Le Pen se retire de la vie politique... Le parti fondé par Jean-Marie Le Pen doit gérer les conséquences d'une erreur stratégique: avoir voulu gagner «par le haut», sans travailler assez sa base.

Marine Le Pen à Monswiller, le 5 avril 2017 | Sebastien Bozon / AFP
Marine Le Pen à Monswiller, le 5 avril 2017 | Sebastien Bozon / AFP

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Le storytelling a tenu des années. «L'irrésistible ascension» du FN «premier parti de France», et d'une Marine Le Pen «qui avait réussi à dédiaboliser le parti et qui, contrairement à son père, voulait le pouvoir» nous était chanté sans discontinuer. Le slogan «FN, premier parti de France» avait été lancé à l'occasion de l'élection cantonale partielle de Brignoles, petite ville de 15.679 habitants. C'était surréaliste, mais cela avait marché. On se repaissait de ces sondages où on donnait Marine Le Pen gagnante face à François Hollande, après avoir atteint des scores supérieurs au premier tour de celui qu'elle obtiendra finalement au second dans les urnes. Le réel est là. L'activisme sur BFMTV ne suffit pas à prendre l’Élysée.

Marine Le Pen a annoncé une transformation de son parti. Marion Maréchal Le Pen a annoncé que ce serait sans elle, au moins durant quelques temps. L'adage «lécher, lâcher, lyncher» menace-t-il de s'appliquer à Marine Le Pen en ses heures «dégagistes»? Constatant la démesure des commentaires sur le FN, l'afflux de militants exigeant d'emblée une place éligible, nous nous étions demandé lors des élections locales de 2015 si on n'était pas là face à une bulle spéculative: tout le monde joue le placement gagnant, les gains apparaissent en-deçà, et «l'irrésistible ascension» se révélerait à la fin être une pyramide de Ponzi. En sommes-nous là? Pas exactement, car les perspectives pour les élections législatives ne sont pas négligeables pour le FN. Mais, rattrapé par le réel, il est à la croisée des chemins. Sa stratégie est en cause. Sa ligne idéologique est à questionner.

Une mauvaise stratégie?

Au FN, pour comprendre demain il faut toujours observer hier. Contrairement aux idées établies, il n'était pas si simple que Jean-Marie Le Pen ne veuille ni du pouvoir, ni changer le nom de son parti. A l'élection présidentielle de 1988, il obtient 14% des suffrages au premier tour. La presse clame que c’est un triomphe. Il le dit aussi, mais il s’était imaginé passer directement de la non-candidature en 1981 à environ 20%, et donc atteindre le second tour. On l’interroge pour savoir si, maintenant qu’il est institutionnalisé, il envisagerait de changer le nom de son parti afin de le dédiaboliser. Il l'envisage, ne dit pas non, mais renvoie la question à un éventuel congrès national.

Ce n'est que dix ans après que ses cadres se convaincront que leur président a renoncé à la course au pouvoir et qu'il se contente désormais de les promener, d'une présidentielle à l'autre, déclenchant le processus menant à la scission de 1999. Quelques cadres demeurent. Par exemple le maire d'Orange, Jacques Bompard, aujourd’hui député-maire Ligue du Sud. L'élu local mettait en cause la stratégie présidentialiste du parti, affirmant que seule l'implantation dans les territoires peut permettre de normaliser la place du FN dans le jeu électoral. Il rejetait avec vigueur ce que les mégretistes avaient déjà surnommé la «dérive monégasque» du FN, c'est-à-dire la privatisation de la formation politique par les Le Pen. Enfin, il souhaitait une clarification idéologique: hostile à la ligne «ni droite ni gauche» adoptée en 1995, Jacques Bompard estimait qu'il fallait assumer une identité politique de droite identitaire. Exclu du parti en 2005, il est cependant l'un trois seuls députés d'extrême droite de la législature qui s'achève. Avec Gilbert Collard (Rassemblement Bleu Marine) et Marion Maréchal Le Pen (seule député FN mais donc aujourd'hui en route vers d'autres horizons).

On le voit bien: la question de la stratégie «par le haut», c'est-à-dire la victoire à l'échelon présidentiel, a encore échoué en 2017. Le rejet du FN et des Le Pen demeure. Pour normaliser le parti, les excellents résultats aux dernières élections locales étaient une bénédiction, en permettant d'avoir des élus de proximité. Les élus locaux ont été trop peu travaillés par la direction, comme en atteste les 28% de conseillers municipaux démissionnaires. Marine Le Pen s'est invité à l'usine Whirlpool dans l'entre-deux-tours, mais le candidat qui a été investi dans la circonscription de l'usine est un parachuté: le comédien Franck de Lapersonne. Avec sa méconaissance des problématiques du territoire, on imagine aisément les futures affiches détournées à coups de formules «au nom du people»...

Le nom «Le Pen» a été battu huit fois aux élections présidentielles, et le premier discours de Marine Le Pen au soir du second tour ne servait qu'à entériné le fait que ce serait elle qui représenterait sa famille politique en 2022. 

Or, ce que montrent ces enchaînements électoraux, c'est la faiblesse productive de cette stratégie «par le haut». La problématique qui devrait être au cœur du parti s'il agissait rationnellement consisterait à ce que que le FN finisse par admettre que sa vocation fondamentale n'est pas de prendre la présidence de la République, car il n'est pas capable de rassembler 50% des voix, mais peut participer à une coalition. Cette coalition ne peut être que de droite, car tous les transferts de vote aux divers scrutins démontrent que le FN demeure dans le marché électoral des droites. Il a l'avantage d'avoir des positions extrêmement puissantes sur certains secteurs sociaux, tels que les ouvriers, qu'il amènerait dans une alliance, ainsi que ses bastions locaux du Nord-Est et du bassin méditerranéen. Le FN devrait alors résorber un peu ses prétentions sur certaines catégories sociales, afin d'assurer son maintien dans ses secteurs. Ce serait un travail patient de conquête «par le bas», une stratégie sur deux quinquennats qui pourrait être très fructueuse –mais qui ne risque guère de plaire aux gens pressés qui le mènent, d'autant qu'on n'imagine pas Marine Le Pen faire face à cinq échecs présidentiels.

Un carrefour idéologique?

Toutes les études électorales démontrent les deux mêmes éléments: les électeurs FN de premier tour sont motivés par le thème de l'immigration, les réserves de voix du FN sont dans les droites. Marine Le Pen a fait une campagne du premier tour où elle n'a parlé d'immigration vraiment qu'à la fin, quand il est devenu impossible de ne pas constater sa baisse dans les intentions de vote. Puis, elle a fait une campagne de second tour en n'adressant aucun message aux électeurs fillonistes, mais en ne cessant de tendre la main aux mélenchonistes. Plus incroyable encore, l'hebdomadaire Minute révèle dans son numéro paru ce jour que l'équipe autour de Marine Le Pen a sérieusement envisagé de proposer le ticket pour Matignon à Jean-Luc Mélenchon...

L'extrême droite fantasme la gauche, elle ne la connaît pas et ne comprend pas son fonctionnement. François Duprat, stratège du FN dans ses jeunes années (et prônant une stratégie d'implantation locale) mais aussi historien de sa mouvance, avait crucifié ses fantasmes d'union droite-gauche en revenant sur les diverses tentatives faites depuis 1946. Selon lui, à chaque fois, les quelques militants venus de la gauche dans des formations d'extrême droite singeant le socialisme et appelant à dépasser les barrages, avaient très rapidement fui en découvrant avec effarement le racisme et la xénophobie de ceux qui s'étaient présentés comme leurs camarades.

L'extrême droite représente une vision du monde: si son programme peut envoyer des signaux à gauche, il ne peut effacer cette vision du monde à laquelle les personnes de gauche sont hostiles.

Les deux obstacles du FN

Il ne suffit pas d'additionner des pourcentages d'électeurs hostiles à l'euro-libéralisme pour avoir une force politique. Le fait de créer un nouveau parti, tel que suggéré par Marine le Pen dimanche soir, ne saurait suffire. Car il restera deux obstacles idéologiques majeurs.

Primo, le boulet de la politique monétaire. Depuis le débat télévisé chacun a pu constater que si Marine Le Pen en a fait un dogme depuis cinq ans, elle ne maîtrise pas la question. L'inquiétude quant aux implications d'une sortie de l'euro sur la dette et l'épargne est désormais démultipliée par l'impression qu'il s'agit d'une proposition d'apprenti-sorcier. Cette idée a toujours été combattue par ceux qui sont des élus de terrain ayant réussi à fédérer les droites, Robert Ménard et Marion Maréchal Le Pen. Le maire de Béziers l'avait dit en février 2016, lors du séminaire consacré au programme et en particulier à l'euro: «Si elle [Marine le Pen] souhaite juste faire des beaux scores, qu'elle continue. Si elle veut gagner, il faut changer». C'était la première fois que l'on réentendait la question que posaient les mégretistes avant leur scission: «Le Pen veut-il/elle vraiment le pouvoir?». C'est une question qui a de l'avenir.

Secundo, la question de l'immigration. De prime abord, c'est le Graal. Le rejet de l'immigration motive les électeurs FN et c'est sur ce thème que les électorats de droite et d'extrême droite sont poreux. Oui, mais. Malgré des évolutions programmatiques, le dogme frontiste demeure celui de l'inscription dans la Constitution de la préférence nationale. Or, il est globalement admis hors FN que cela est juridiquement impossible –les représentants du FN affirment le contraire, mais ne fournissent pas un argumentaire détaillé démontrant que leur raisonnement soit autre que partisan, on revient là aux problèmes de professionnalisme de cette formation.

Comment imaginer donc le positionnement du possible nouveau parti? On voit mal le FN abandonner à la fois la sortie de l'euro et la préférence nationale: où serait la spécificité de son offre politique? Comment pourrait-il justifier un changement de ligne aussi violent (il est assez délicat d'aller voir ses électeurs en leur disant que jusque là le programme ne tenait pas compte du réel)? Mais si le néo-FN conserve un de ces deux points, comment pourra-t-il sortir de son isolement? De nombreux électeurs et hommes politiques de droite sont d'accord pour des mesures de limitation de l'immigration, mais n'iront pas jusqu'à épouser une mesure qu'ils estiment radicale et non-constitutionnelle. On a vu à ce second tour que l'électorat de Nicolas Dupont-Aignan, pourtant très dur sur les questions migratoires, n'avait pas souhaité aller jusque-là.

En somme, le talent des Le Pen a été de construire un bunker électoral. Les électeurs convaincus par la question de la préférence nationale lui sont indéfectiblement liés. Mais le revers c'est que les autres demeureront à l'extérieur. Il pourrait rester une solution: Marion Maréchal Le Pen.

La ligne Marion Maréchal Le Pen

Marion Maréchal Le Pen est solidement implantée dans son territoire, au cœur des droites et éloignée de la question de l'euro. Au vu des éléments précédents, elle serait une solution évidente pour le parti. Toutefois, elle a l'intelligence politique de s'éclipser sans fermer la porte. Elle pourra revenir après les règlements de comptes sans s'être sali les mains. Le FN ne pourra même pas l'utiliser pour contrer la jeunesse d'Emmanuel Macron, dont l'âge et la nouveauté dans l'espace public constituent des facteurs de ringardisation d'une bonne partie du personnel politique, ténors frontistes inclus.

Mais encore faut-il constater combien la «ligne Marion» est partiellement une illusion d'optique. Le conservatisme sociétal n'est pas le moteur de l'électeur picard. On oublie que dans la «stratégie de dédiabolisation» de Marine Le Pen, elle est d'abord devenue la star des médias puis des urnes non en ciblant d'abord les radicaux de son parti, mais les nationaux-catholiques. Pour prendre le parti, elle et ses amis ont patiemment travaillé à en exclure ceux qu'ils surnommaient «les fous de Jésus». Il s'agissait pour eux de «déringardiser» le FN et d'investir le créneau de la laïcité ; ces éléments ont été essentiels dans l'ascension de Marine Le Pen et du FN. Rompre avec cette dynamique pour épouser une ligne de conservatisme chrétien serait un pari extrêmement risqué, tant il provoquerait de ruptures avec les nouvelles clientèles gagnées ces dernières années.

Si la ligne Marion Maréchal Le Pen est fonctionnelle, c'est d'abord pour son caractère de droite libérale identitaire, populiste et conservatrice. La référence chrétienne joue comme un élément d'affirmation identitaire, mais serait déstabilisatrice si elle était mise en avant. Surtout, même si le charisme en politique est avant tout une construction et non une qualité personnelle, cette ligne devait beaucoup au talent exceptionnel de la jeune député. Si le prochain FN tentait de faire «du Marion sans Marion», il se retrouverait dans une nouvelle impasse stratégique.

On notera que le FN paye en la matière l'incapacité de sa direction à s'ouvrir après le congrès de 2014 où Marion Maréchal Le Pen était arrivée première du vote des militants. La candidate à l'élection présidentielle a même jugé bon de la critiquer publiquement durant sa campagne, quand elle aurait pu l'utiliser. Marine Le Pen et Florian Philippot n'ont cessé de penser qu'ils avaient raison contre tous, se refusant à écouter tant leurs militants que leurs électeurs. Les cadres du Parti socialiste ont longtemps fait de même, ils peuvent ces jours-ci en découvrir le prix. Les élections législatives devraient offrir au FN une nette progression de son nombre de sièges, octroyant un répit à sa direction. Pourtant, le FN est bien à la croisée des chemins.

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