TRIBUNE

De quoi Trump est le nom

Le phénomène Donald Trump ne s’est pas fait en un jour, ni en une seule campagne électorale. Il est le résultat de décennies d’un militantisme de terrain acharné. Il a fallu attendre que le Tea Party descende dans la rue pour que ce mouvement social soit à la une des médias.
par Romain Huret, Historien des Etats-Unis, directeur d’études à l’EHESS et directeur du Centre d’études nord-américaines.
publié le 6 mars 2016 à 17h50

Des femmes pestant contre l’intrusion de l’Unesco dans les manuels scolaires de leurs chères têtes blondes, des hommes raillant les féministes dans les rues de San Francisco, d’autres encore rêvant d’un monde sans impôts, d’autres enfin refusant l’inscription de l’égalité hommes/femmes dans la Constitution. Ces formes de contestation sont omniprésentes aux Etats-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et nous invitent à cesser de penser le phénomène Trump en termes psychologiques ou complotistes.

Au-delà des médias, ces deux modèles explicatifs ont été mobilisés dans les sciences sociales pour comprendre l’incompréhensible : le populisme aux Etats-Unis. Dans les années 1950, les chercheurs utilisaient des outils psychologiques pour analyser le maccarthysme. «Paranoïa», «malaise», «frustration» étaient les termes les plus usités dans la littérature. Le concept, cher à l’Ecole de Francfort, de «personnalité autoritaire» semblait offrir des clés pour expliquer l’inexplicable : les délires machistes, antisémites et racistes d’une Amérique dite «profonde» pour mieux la reléguer aux oubliettes de l’histoire. La permanence du mouvement et ses victoires dans les années 1980 permirent la victoire d’une autre hypothèse : celle du complot et de la manipulation. Des élites cyniques instrumentalisent les peurs et les frustrations des petits blancs en déroulant une litanie apocalyptique sur la fin des valeurs, de l’autorité et de la domination blanche et masculine. Si j’en juge par les commentaires médiatiques, les modèles psychologiques et complotistes ont toujours la vie dure, mais chassent trop souvent l’ombre pour la proie.

Donald Trump est le résultat de décennies de mobilisations d’hommes et de femmes conservatrices dans les banlieues états-uniennes. Leur militantisme est permanent, chevillé au corps, et rendu souvent plus agressif par Internet. Chaque jour, ils scrutent les votes au Congrès, décortiquent les textes de lois et envoient des courriers pour protester contre les votes de tel ou tel élu. Dans les réunions de parents d’élèves, au cours de barbecues entre amis, sur les terrains de football et de base-ball, ils débattent, s’insurgent et parviennent souvent à convaincre de futurs militants. Les propos sont souvent virulents, et les militantes ne sont pas les plus timorées. En cela, Trump leur ressemble pleinement, et leur choix n’a rien d’une folie ou d’une manipulation. Si la dérégulation du financement des campagnes et le délire médiatique ambiant ont facilité ses desseins présidentiels, ils ne seraient rien sans ces petites mains conservatrices qui labourent le terrain depuis longtemps.

Dans son étude sur le mouvement Tea Party, la politiste de l’université Harvard, Theda Skocpol, s’excusait auprès de son lectorat d’avoir à admettre que les conservateurs étaient le principal mouvement social dans l’Amérique du XXIe siècle. Le Tea Party a mis dans la rue plus de monde que son pendant à gauche Occupy Wall Street. Alors qu’une partie de la gauche est anesthésiée par les errements d’une gauche de gouvernement, les conservateurs ont repris en main les fondements de tout mouvement social : un travail de terrain, une campagne permanente, une lutte acharnée. Trump n’est donc par le fruit d’une Amérique paranoïaque ou d’un complot de milliardaires ; il est la conséquence du militantisme acharné d’une Amérique conservatrice. A l’heure de mouvements similaires en France à l’instar de Jours de colère, il est important de ne pas céder aux explications simplistes et de regarder en face l’Amérique dont Trump est le nom.

Dernier ouvrage paru :

American Tax Resisters

(2014) chez Harvard University Press.

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