TRIBUNE

Podemos ou la possibilité d’un tournant historique

Après six mois de crise politique, de nouvelles élections législatives ont lieu dimanche en Espagne. La stratégie de Podemos, qui a abandonné le «ni gauche ni droite» pour s’allier avec les écolo-communistes, sera-t-elle payante ?
par Manuel Cervera-Marzal, Chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)
publié le 23 juin 2016 à 19h51

Le 20 décembre 2015, les Espagnols se rendaient aux urnes pour élire leurs députés, chargés ensuite de désigner le chef du gouvernement. Mais, fait inédit dans l’histoire, aucun parti n’obtint de majorité absolue (176 voix sur 350) et, six mois plus tard, le pays reste sans gouvernement. Le Partido Popular (PP, 123 voix) et le Partido Socialista Obrero Español (PSOE, 90 voix) obtinrent à eux deux à peine 53 % des suffrages alors que l’addition de leurs scores oscillait jusqu’alors entre 70 % et 80 %. Leurs voix ont été siphonnées par deux nouveaux entrants : Ciudadanos (libéral et hostile à l’indépendantisme catalan, 40 voix) et Podemos (né dans le prolongement des Indignés, 69 voix). Après trente-cinq années d’alternance, c’est l’explosion du bipartisme. Cette reconfiguration de l’arène partisane débouche pour l’instant sur une paralysie institutionnelle.

Afin de débloquer la situation, le roi Felipe VI a convoqué de nouvelles élections le 26 juin. Environ 70 % des citoyens déplorent cette obligation de retourner aux urnes. Cette seconde convocation aurait pu être évitée si une coalition avait vu le jour. Par conséquent, la campagne électorale en cours se polarise autour du débat sur la responsabilité du blocage. A qui doit-on l’absence de gouvernement ? Chaque parti accuse les autres d’intransigeance et se présente comme souple et ouvert à des compromis.

Un rapide historique des faits permet de sortir de ces considérations politiciennes et de se faire une idée plus nette de la situation. Mais précisons d’abord deux éléments. D’abord, Podemos est peut-être moins un facteur qu’un révélateur de la crise politique espagnole, puisque son succès fulgurant n’aurait pas été possible sans les nombreuses affaires de corruption qui ont miné le crédit des élus espagnols auprès de leurs électeurs. Ensuite, la source du blocage n’est pas imputable à un des acteurs en particulier, mais à la logique même de la situation. Pour des raisons arithmétiques de base, aucun parti n’est en mesure de gouverner seul. Et l’absence d’une tradition de négociation au sein de la culture politique espagnole complique fortement la formation d’une coalition gouvernementale. A ce titre, Podemos n’est pas davantage responsable du blocage que ses trois principaux rivaux. Pourtant, cette analyse ne fait pas consensus.

En mars, Podemos était en baisse dans les intentions de vote, et les Espagnols le tenaient comme principal responsable du blocage. Au lendemain des élections, le parti de Pablo Iglesias avait tendu la main au Partido Socialista Obrero Español tout en formulant des exigences strictes (poste de vice-président pour Pablo Iglesias, quatre ministères clés pour son parti, référendum d'autodétermination en Catalogne). Cette proposition fut qualifiée de «chantage» et d'«humiliation» par les dirigeants socialistes, qui eurent beau jeu de la décliner.

Peu après, en avril, le Partido Socialista Obrero Español de Pedro Sánchez parvint à établir un accord de gouvernement avec Ciudadanos, le parti de centre droit arrivé quatrième le 20 décembre. Ces deux acteurs démontraient ainsi leur bonne volonté et leur pragmatisme auprès de l’opinion publique espagnole. Mais leur alliance ne permit pas d’atteindre le seuil décisif des 176 députés. L’Espagne restait sans gouvernement, et Podemos en était jugé responsable, en raison de son refus de rejoindre l’alliance Partido Socialista Obrero Español - Ciudadanos.

Alors que la course aux élections du 26 juin semblait mal engagée, Podemos parvint à inverser la tendance, et est désormais en passe de dépasser le Partido Socialista Obrero Español et de devenir la première force politique de gauche en Espagne. Début mai, le parti de Pablo Iglesias opéra un revirement stratégique important. Il prônait jusqu’alors un discours transversal «ni droite ni gauche» et, par conséquent, le refus de s’enfermer dans une alliance encombrante avec d’autres forces d’extrême gauche.

Or, Podemos a récemment changé de rhétorique en assumant désormais son identité «progressiste de sensibilité social-démocrate», et a changé de stratégie en s'alliant avec les écolo-communistes d'Izquierda Unida. Le pari était risqué (beaucoup prédisaient que l'alliance avec les communistes ferait fuir la frange modérée des électeurs de Podemos), mais il semble s'avérer payant puisque les sondages annoncent désormais que la coalition Unidos Podemos emportera plus de voix le 26 juin que l'addition des scores de Podemos et de Izquierda Unida du 20 décembre 2015.

Cette alliance générerait ainsi un effet démultiplicateur et permettrait à Podemos de soutirer toujours plus d’électeurs au Partido Socialista Obrero Español, dont la dégringolade s’apparente de plus en plus à celle de son homologue grec.

Les élections du 26 juin déboucheront-elles sur la formation d’un gouvernement ? Personne n’est en mesure de l’affirmer tant les paramètres du jeu électoral espagnol sont nombreux et complexes. Bien qu’annoncé en tête (29 % des voix), le Partido Popular de Mariano Rajoy est fortement isolé. Aucun des trois autres partis ne souhaite se compromettre dans une alliance avec le gouvernement sortant, que la majorité des Espagnols perçoivent comme corrompu et au service des banquiers.

Seule autre option sérieusement envisageable : un «gouvernement du changement» réunissant les deux forces de la gauche, Partido Socialista Obrero Español et Unidos Podemos. Pour cela, leur score cumulé doit impérativement atteindre les 176 députés. S’ils y parviennent, l’Espagne serait aux portes d’un tournant historique. L’Europe également ?

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