Publicité

L’ère des hommes forts

OPINION. La montée des populismes et du nationalisme trouve sa source dans les erreurs de l’internationalisme des élites politiques, estime l’ancien président de l’Institut national genevois Pierre Kunz, qui défend le retour du contrôle des frontières

Patrouille à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Californie, juin 2018. — © Sandy Huffaker/AFP Photo
Patrouille à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Californie, juin 2018. — © Sandy Huffaker/AFP Photo

Réfléchir à la montée du populisme dans les démocraties occidentales ne signifie pas accepter celle-ci et renoncer, dans un changement abrupt et anachronique, à l’enseignement des Lumières et orienter les institutions de nos pays vers le parti unique ou une présidence à vie. Il s’agit avec objectivité de reconnaître les dérives qui ont marqué l’évolution de la démocratie libérale depuis un demi-siècle et qui ont conduit aux succès des démagogues, puis d’en tirer courageusement les conséquences.

Il n’est guère contestable que les élites politiques et l’intelligentsia occidentale ont été emportées dès les années 1970, les uns par une euphorie internationaliste et les autres par un humanisme idéalisé. Elles ont oublié les peuples, en particulier leurs classes les moins aisées et moyennes. Les dirigeants du monde occidental ont foncé sans frein dans les schémas élaborés par les théoriciens du libre-échange économique mondialisé. Quant aux intellectuels et aux humanitaristes, ils ont suivi sans réserve la voie des droits de l’homme tracée et promue par les institutions onusiennes.

Etourdis par leurs certitudes et leurs intérêts immédiats, tous ont négligé les attentes profondes d’une part considérable de leurs concitoyens. Les premiers en utilisant de manière systématique les mirages du consumérisme, du crédit facile et des prestations de l’Etat-providence, les seconds en faisant appel massivement aux bons sentiments de leurs audiences. Tous ont fait ou laissé croire aux populations que l’internationalisme et l’humanitarisme, clés de l’éthique selon eux, étaient censés ouvrir à la planète entière la porte d’un avenir paradisiaque.

Besoins en péril

Sous le coup de la crise de 2008, les peuples européens et américain ont constaté qu’on les avait trompés, qu’en réalité leur situation se précarisait année après année et que la satisfaction de leurs besoins essentiels – sécurité de l’emploi, éducation et santé de leurs enfants, amélioration des revenus et des conditions de logement, prévoyance des retraites, solidité des repères sociaux et culturels – était en péril.

En conséquence de cette prise de conscience, on a vu naître partout en Occident une méfiance profonde des gens à l’égard des pouvoirs politique, économique et médiatique. Apparurent simultanément au grand jour les dangers qui étaient jusque-là demeurés hors des radars: absence de contrôle des flux migratoires, intérêt général supplanté par l’accumulation des droits individuels, puissance démesurée des multinationales financières, bancaires et industrielles, conséquences désastreuses de l’euro sur l’endettement de nombre d’Etats européens et sur les prestations sociales, politiques d’austérité, etc.

Qu’y a-t-il d’outrancier à exiger que la politique soit plus forte que les marchés et la dictature des bons sentiments?

Comment s’étonner dans ce climat que les peuples déboussolés, en colère, avides de sécurité et, à cet effet, disposés consciemment ou non à troquer leurs libertés, se jettent dans les bras des partis dits «nationalistes, populistes ou démagogiques», à gauche comme à droite? Comment être surpris par l’ampleur croissante de leur vote protestataire? Comment s’ébahir de l’émergence, à la tête de ces mouvements et de plusieurs pays, d’acteurs politiques charismatiques, déterminés à «renverser la table», largement pourvus en solutions radicales déclinées dans un langage simple et compréhensible?

Solutions radicales, certes, mais pleines de bon sens aux yeux de populations fragilisées et inquiètes. Pour elles, qu’y a-t-il par exemple d’épouvantable dans la construction d’un mur frontalier destiné à empêcher l’immigration illégale? Qu’y a-t-il à redire à une répression plus musclée du deal de rue? Qu’y a-t-il d’inhumain dans le renvoi chez eux de demandeurs d’asile déboutés? Qu’y a-t-il d’étrange à réclamer moins d’Europe et plus de patrie? Qu’y a-t-il de scandaleux dans l’introduction de taxes douanières à l’égard de pays qui profitent de manière inéquitable du libre-échangisme mondialisé?

Bien plus qu’une péripétie

En résumé, qu’y a-t-il d’outrancier à exiger que la politique soit plus forte que les marchés et la dictature des bons sentiments?

Ces solutions «renversantes», bien évidemment, mettent en question les routines de la classe politique et de l’intelligentsia occidentales. Toutes n’atteindront évidemment pas leur but. Mais aux yeux des peuples elles valent mieux que le statu quo cultivé avec obstination par les gouvernements. D’autant que trop de médias, occupés surtout à divertir et ne disposant plus des moyens de jouer leur rôle d’enquêteurs et d’informateurs, ne se trouvent pas en mesure d’inverser la tendance.

Contrairement à ce qu’imaginent certains, «l’ère des hommes forts» est donc bien plus qu’une péripétie. C’est une vague de fond qui trouve son origine dans les discours lénifiants et l’inaction qui ont caractérisé les dirigeants et les maîtres à penser des démocraties occidentales au cours des dernières décennies. Il faudra à ceux-ci davantage que la dénonciation de la «lèpre qui monte en Europe» et «du nationalisme qui renaît» (E. Macron) pour changer le cours de l’histoire et redonner de la vigueur à la démocratie libérale et un avenir au projet européen.