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Dans les médias, des capitaines à la dérive

OPINION. Au lieu de réfléchir sérieusement à l’innovation, ce qui implique un pari sur l’avenir, les responsables de presse naviguent à vue, obsédés par le court terme, dénonce le député socialiste genevois Olivier Gurtner au lendemain de l’annonce du départ forcé du rédacteur en chef de la «Tribune de Genève»

Manifestation des journalistes de Tamedia. Lausanne, 4 juillet 2018. — © Keystone / VALENTIN FLAURAUD
Manifestation des journalistes de Tamedia. Lausanne, 4 juillet 2018. — © Keystone / VALENTIN FLAURAUD

L’annonce a marqué tout le monde: mercredi on apprenait la démission du rédacteur en chef de la Tribune de Genève, Pierre Ruetschi. On devrait plutôt dire qu’il a été remercié. Cet été, des collaborateurs du groupe menaient une grève pour dénoncer l’absurde stratégie de la direction, d’autant plus surprenante que le groupe Tamedia est bénéficiaire. Cette manière de naviguer à vue, de perdre le lien avec le public et les équipes, est fréquente dans les médias suisses, à l’image de la SSR en mars dernier. Au lendemain d’une immense victoire dans les urnes contre «No Billag», le directeur général du paquebot audiovisuel annonçait la suppression de 250 postes. Ces capitaines médiatiques semblent aveugles et se trompent de cap.

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Un rédacteur en chef remercié après douze années, des journalistes déstabilisés, des plumes ayant quitté la presse papier… Le capitaine a perdu la tête, la mutinerie guette. En juillet déjà, un mouvement de grève dénonçait la position de la direction, qui n’a rien trouvé de mieux que d’ignorer la médiation gouvernementale et de prononcer des retenues sur salaires contre les grévistes, violant au passage le droit de grève et ses propres engagements. Le climat chez Tamedia devient pestilentiel. Le groupe ressemble à un bateau ivre.

On entend le verbiage managérial

A la Société suisse de radiotélévision, même constat. Face au danger de l’initiative «No Billag», le peuple suisse a exprimé son attachement au navire amiral: 71,6% de non. Un plébiscite pour la SSR, une gifle pour les opposants. Sauf que le lendemain du 4 mars, la SSR n’a rien trouvé de mieux que d’annoncer un plan d’économies de 100 millions de francs. Un beau message pour les collaborateurs qui ont investi de l’énergie pour la diversité de l’information et l’existence de l’audiovisuel public. Une belle manière de remercier «le signal fort pour le service public» (selon les mots de Gilles Marchand)…

Motivation des troupes? Valorisation des talents? Allez voir ailleurs. Une violence inouïe

«Vous craignez pour votre avenir? Allez voir ailleurs.» C’est en substance les mots de Tamedia à ses équipes: «Vous travaillez toutes et tous librement chez Tamedia et avez bien sûr la possibilité de suivre d’autres chemins si vous ne croyez pas en l’entreprise.» Motivation des troupes? Valorisation des talents? Renforcement des compétences? Allez voir ailleurs. Une violence inouïe.

Alors on entend déjà le verbiage managérial: «renforcer les produits web», «développer ses marques», «maîtriser les coûts». Je pose en ce cas une question très simple: comment un annonceur peut-il vouloir communiquer dans un média vide? Quel intérêt pour le lecteur qui a de moins en moins de raison de le consulter? Le rédacteur en chef du Temps Stéphane Benoit-Godet ne s’y est pas trompé, lui qui a écrit en juillet déjà: «Le groupe alémanique semble perdre les pédales et accélérer ses propres difficultés en confortant une stratégie qui s’est révélée fausse.» Comment expliquer le licenciement de 36 personnes pour un groupe qui a réalisé un bénéfice de 170,2 millions de francs en 2017 (26,3 millions dans la première moitié de 2018)?

Culture du court terme

Même stupéfaction avec les médias publics: une vague de soutien du public devrait renforcer la confiance de la direction envers ses équipes et c’est l’inverse qui se passe. On brandit 100 millions de francs d’économies au lieu de réfléchir sérieusement à l’innovation médiatique et numérique, ce qui évidemment implique de vrais investissements, de la confiance, un pari sur l’avenir, bref, du pilotage stratégique et non de la navigation à vue…

La question est simple: ces capitaines veulent-ils vraiment une diversité de la presse, des médias forts, intelligents, impertinents et curieux, au lieu de marques sans âme ni identité? Pourquoi toutes ces décisions? Cette culture du court terme? Le cap choisi est dangereux, l’iceberg est droit devant, et les managers sont à la dérive.