L'invention du «backstop»
Ulster? Pour être complet et bien saisir la portée du débat, il faut en effet rappeler que la frontière est double. Elle coupe aussi en deux la province historique d’Ulster, province aujourd’hui sans réalité administrative, désormais juchée à cheval entre l’Irlande du Nord – les 6 comtés mentionnés – et la République irlandaise. Tout cela est bien chargé, c’est là le problème. Tant en Grande-Bretagne que dans l’UE, on se demande comment faire pour que ne réapparaisse pas la frontière, abolie avec les accords de paix de 1998, dits du Vendredi-Saint. Un nom étrange, soit-il relevé, pour un texte qui doit régler un conflit à caractère partiellement confessionnel.
Si on estime qu’une frontière peut ranimer un conflit, c’est que ce dernier n’est pas réglé. Il est au mieux gelé
Le débat se focalise alors sur un détail ahurissant, comme d’habitude quand personne ne veut toucher aux enjeux politiques: la notion de frontière «dure». On ne définit pas trop ce que cela veut dire. Il semble au demeurant que, au XXIe siècle, on pourrait bien faire des frontières efficaces sans barrages systématiques. Efficacité et massivité de la présence ne sont pas liées. Mais le principal intérêt n’est pas la technique douanière, plutôt les résonances politiques d’une frontière. Le backstop a été inventé pour que, quelle que soit la forme finale du document de divorce, aucune frontière ne réapparaisse entre les deux Irlandes, en tout cas pour un certain temps.
Le parlement britannique n’entend rien du backstop concocté. Il impliquerait que l’Irlande du Nord soit éventuellement considérée, en termes douaniers vis-à-vis de l’UE, de manière différente que le reste du pays. C’est la voie poursuivie avec véhémence par l’UE. Le dilemme est douloureux. Soit quitter l’UE avec ce backstop, donc sans frontière sur l’île irlandaise, mais créant ainsi un statut spécial limité à une seule des nations constitutives. «Nation» âprement maintenue pendant des siècles dans le giron: un coup fâcheux, probablement inacceptable, à l’identité du Royaume. Soit, deuxième option, quitter sans aucune forme de deal, avec donc une frontière réapparue, et voir un conflit se ranimer, craint-on de part et d’autre, autour de cette même «nation».
Un empire, cela se paie sur le long terme
C’est ici que le point de bascule se trouve. Si on estime qu’une frontière peut ranimer un conflit, c’est que ce dernier n’est pas réglé. Il est au mieux gelé. C’est d’ailleurs une force et une faiblesse de la construction européenne que de geler des conflits identitaires, en tournant les regards vers Bruxelles plutôt que vers le passé et sa gestion. Mais quand vient le moment de se recentrer, comme le Brexit l’impose, on se recentre aussi sur son histoire et ses avatars.
Donc soit le Royaume-Uni voit l’Irlande du Nord se détacher un peu, soit elle revoit un conflit, pas réglé mais gelé, revenir en surface. Dans les deux cas, on se prend les pieds sur ce coin de pays, et le piège se referme. Pas moyen de filer à l’anglaise. Un empire, cela se paie sur le long terme. La solution au Brexit est donc politique et culturelle. Elle est l’affaire du Royaume et dans une mesure moindre de l’Irlande; l’UE ne peut que proposer des substituts technico-administratifs, au demeurant plutôt bien ficelés.